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LE REGARD EN ARRIERE. 30 ans de peinture

Updated: Oct 1, 2022

Qu’est-ce qui pousse les peintres, quels qu’ils soient, à porter, à un moment ou à un autre de leur activité créatrice, un regard en arrière sur leur œuvre ? Le besoin de faire le point, de mesurer le chemin parcouru ? Or, cela ne peut se réaliser dans leur atelier, laboratoire permanent de création et d’expérimentations, ni dans les galeries souvent trop petites pour accueillir un grand ensemble et, de plus, soumises à des impératifs commerciaux qui exigent de toujours présenter des œuvres récentes.


Seuls les lieux culturels, historiques ou contemporains : musées, châteaux, abbayes, couvents,

Maisons de la Culture etc…, avec leurs grands volumes, leurs murs aux vastes dimensions, aux surfaces multiples et variées offrent cette possibilité. Occasion, pour l’artiste comme pour le spectateur, à tous égards, de prendre du recul. Pause peut-être nécessaire au peintre, juge de lui-même sur une longue période, avant de poursuivre son avancée. C’est pourquoi, cette année, pour célébrer ses 30 ans de peinture, Bernard Alligand a choisi le château d’Aubenas qu’il connaît bien et où il fut déjà cinq fois l’invité.

L’exposition de 2011, à l’inverse des précédentes, est une rétrospective en deux lieux qui séparent volontairement peintures et gravures. A partir d’œuvres judicieusement sélectionnées par l’artiste, car pour lui représentatives des diverses étapes de son évolution, elle se présente comme un parcours initiatique en 30 stations à travers son œuvre peint et gravé. Deux moyens d’expression techniquement différents et en contrepoint l’un de l’autre qui cependant suivent, malgré des interférences, des chemins parallèles, mais tous deux au service d’un même questionnement, tous deux le fruit d’un même itinéraire créateur avec ses enchaînements et parfois ses ruptures, chacun gardant cependant sa spécificité.

S’il est aujourd’hui qualifié, selon les critiques, de peintre non-figuratif, informel ou matiériste, Bernard Alligand a eu, comme la plupart de ses aînés et de ses contemporains, un départ figuratif qui l’a ancré tout à la fois dans la peinture et dans le réel, durant sa période de formation à Angers au cours de laquelle il s’initie également à la gravure et au modelage. Mais, ne voulant pas se laisser enfermer par un genre : la peinture de paysage et soucieux d’acheminer sa création vers de nouveaux territoires, il quitte Angers pour la lumière méditerranéenne. Là, pour se détacher progressivement de la grille représentative du réel et sans doute influencé par Volti, il s’adonne à l’étude du nu avec des moyens spécifiques réduits : la sanguine et l’aquarelle, dans une gamme de tons volontairement limitée : le rouge, l’ocre, le bleu, le vert auxquels il veut donner de la respiration et de la modulation. Son dessin elliptique, réduit à quelques lignes essentielles du corps féminin, s’évade du modèle et de sa représentation réaliste. Cette période, que l’on peut considérer comme une phase expérimentale lui permet toutefois de se libérer définitivement de l’emprise de la figuration.

Commence alors pour lui une nouvelle aventure fondée sur l’investigation du matériau pictural. Défaire pour reconstruire. Toutes ses œuvres antérieures seront détruites, c’est-à-dire déchirées, découpées puis assemblées selon des règles formelles qu’il s’impose afin de redécouvrir, d’une manière toute personnelle, l’indépendance des lois de la composition. Etape transitoire d’interrogations qui heureusement ne le maintiendra pas longtemps dans un travail systématique car la découverte des grottes préhistoriques de Dordogne va lui apporter la révélation du rôle de la matière, laquelle désormais nourrira toute son œuvre, sous quelque forme que ce soit. Avec elle, Bernard Alligand tracera désormais les chemins de sa peinture. Dense ou déliée, paisible ou déchaînée, agressive ou voluptueuse mais toujours dans une nouvelle et surprenante richesse chromatique qui donne à ses œuvres une dimension cosmique, Bernard Alligand en exprimera tout le lyrisme et toute la puissance expressive dans de petits formats comme dans de grandes toiles.


C’est le retour à la gravure, en 1988, qui, pour tempérer les élans somptueux de la matière, l’incitera à revenir à la composition, mais cette fois-ci, d’une manière abstraite, par le recours à la géométrie, nécessité constructive et principe fondateur de l’unité, de l’équilibre rythmique et de l’harmonie du tableau comme de la gravure dans lesquels entreront également des éléments ajoutés : les papiers découpés et collés qui viendront s’intégrer non seulement à la composition mais aussi aux valeurs chromatiques. Avec cette technique mixte qu’il ne cessera désormais d’employer, l’art personnel de Bernard Alligand était né.


Ces inclusions deviendront alors une constante de son œuvre où, selon des dominantes thématiques, elles seront remplacées par des fragments de partitions ou de manuscrits, constituant un système de signes capables de produire un milieu sonore, celui de la musique et de la parole, milieu qu’il veut insérer dans l’espace visuel afin de faire percevoir toutes les correspondances qui existent entre ces différents modes d’expression. Pour Bernard Alligand, en effet, l’émotion esthétique englobe et mobilise toutes nos sensations simultanément. Dans le même temps, s’esquisse et se profile, en filigrane, dans l’épaisseur de la matière, une blanche silhouette féminine omniprésente, surgie du cosmos telle une apparition, et parfois même celle d’un couple au sein d’une jubilation colorée liée à tous les changements tempétueux de lumière de lieux célestes ou terrestres. Cette présence humaine signifie aussi que nous sommes des êtres en relation physique et sensible avec toutes les forces de l’univers.

C’est surtout dans les années 1995 à 2005 que les tableaux de Bernard Alligand évoqueront des espaces ambigus, ambivalents qui sont tout aussi bien des références à une réalité extérieure que l’expression de son univers intérieur, de ses rêves, de ses songes, de ses attentes, de ses désirs. Non pas pour produire des images mais pour faire émerger, traduire et exprimer l’incessant brassage qui s’effectue dans l’inconscient et dans l’imaginaire. Toutes les œuvres de cette décennie sont traversées par de vastes courants aériens où la matière, en permanente activité, est soumise à des pulsations internes et à des mouvements externes qui la triturent, la malaxent, l’exaltent jusqu’à ce qu’elle exulte en foyers lumineux dans un milieu qui est celui du chaos originel. Chez Bernard Alligand la présence au monde s’accompagne toujours de la vision d’un univers appelé à être, en perpétuelle métamorphose.

De ses voyages en Egypte, au Maroc, en Islande Bernard Alligand a rapporté des matériaux bruts qu’il incorpore à ses œuvres, matériaux qui, parfois même, seront objet et sujet d’une nouvelle création, comme dans les « Impressions d’Egypte », en marge ou à la lisière de sa peinture. Au Maroc, ce qui l’a fasciné, ce sont surtout les décors dont on retrouve des motifs, sous forme d’arabesques, aussi bien dans ses gravures que dans ses tableaux. L’Islande, terre de glace et de feu, aura modifié sa palette où des rouges et des noirs profonds se déchirent dans une violence magmatique.

Dans ses dernières œuvres, des formes d’apparence figurative – vases et flacons – font irruption dans un univers spatial tumultueux comme si ces objets aux contours voluptueux, sensuels, avaient été conçus et façonnés au sein de ce tourbillon par une main invisible qui les aurait dotés d’un contenu magique : un élixir susceptible de donner l’ivresse du monde, laquelle semble s’être vertigineusement emparée de tous les tableaux de Bernard Alligand. Mais quels que soient ces « emprunts » à des lieux où il a séjourné et qu’il affectionne ou à des civilisations qu’il révère, ce qui domine dans l’œuvre de Bernard Alligand, ce sont la force des rythmes, le dynamisme des formes et l’effervescence colorée qui animent toute sa création, comme si un souffle vital, une énergie primordiale parcouraient en permanence chacune de ses œuvres, dans un rêve de lumière.


Jean-Pierre Geay. Août 2011

Jean-Pierre Geay est un écrivain, poète et critique d’art français, né le 20/11/1941 à Bruailles en Saône-et-Loire. Professeur agrégé de lettres modernes, il a enseigné à Privas puis à Aubenas jusqu’en 2002. "Poète de la lumière et de l'éphémère", des paysages des Alpilles et de l'Ardèche, nourri de l'influence de Pierre Reverdy et de la proximité de René Char, son écriture poétique exprime également un regard critique sur la peinture, au gré de ses rencontres avec les artistes. Auteur d'ouvrages critiques ou de catalogues d'expositions sur ses amis Henri Goetz, Yves Mairot et Bernard Alligand, il a également collaboré avec une quarantaine de plasticiens. Chevalier de l'Ordre National du Mérite, Chevalier de l'Ordre des Arts et Lettres, Officier des Palmes Académiques, Membre de l'Académie des Sciences, Lettres et Arts de l'Ardèche.


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